La disparition de Thierry Ardisson a provoqué chez moi un séisme dont je ressens encore les soubresauts plusieurs jours après. Je réalise à peine que, ça y est, « il n’est plus là ».
Thierry Ardisson, génie d’émissions inoubliables, emblème du choc créatif télévisé, a balisé pas mal d’étapes de mon parcours de vie — de mon enfance devant la télé jusqu’à mes choix d’auteur indépendant en passant par mes jobs précédents. Ce texte, hommage sincère, puise dans mes souvenirs, mes inspirations, mes défis professionnels (dont mon expérience au sein du magazine Entrevue que Thierry avait créé), pour raconter combien l’homme, la figure et la trajectoire de son décès m’ont en réalité guidé voire transformé.
Le décès de « Thierry Ardisson » m’a directement renvoyé à mes 13 ans
Alors, dit comme ça, ça peut sembler étrange. Mais tout s’explique. Le décès de Thierry Ardisson m’a laissé hébété, comme je vous le disais en intro. Cette onde de tristesse m’a replongé dans celle que j’avais ressentie à la mort de Dame Maggie Smith, à laquelle j’ai consacré un article il y a quelque temps.
Sauf que pour Ardisson, c’est encore autre chose : il incarnait une part de mon ADN imaginatif. Oui, oui. J’ose le dire. Pour reconnaître une sorte de paternité dans ma personnalité créative, moi qui n’ai jamais connu de père. Peut-être avais-je fait une projection au fil des années, qui sait ? Freud, si tu m’entends.
Le 14 juillet 2025, lors de l’annonce de sa mort à 9 h du matin, j’étais dans le métro avec ma sœur et sa fille pour voir les avions défiler aux Tuileries, non loin de l’appart de Thierry (un autre signe…). Ma sœur et moi avions du mal à le croire. Peut-être parce qu’on ne le voulait pas. Peut-être aussi parce qu’il y avait même pas deux mois, on voyait Ardisson à la télé vendre son dernier livre comme si de rien n’était. Peut-être parce que ça signifiait une part de nous qui s’en allait. Une prise en compte soudaine, aussi, que la mort est bien là. C’était si soudain.
Le gamin albigeois de 13 ans que j’étais s’est alors réveillé en moi ce 14 juillet et les jours suivants. Je me suis revu allongé, peinard, dans mon lit, le samedi soir, éveillé tard devant mon vieux poste de télévision dans ma chambre (ma mère ne savait pas que je regardais la TV en douce pendant qu’elle dormait), découvrant pour la première fois… l’émission « Double Jeu ». C’était en 1992.
Je ne comprenais pas tout. En revanche, je voyais que la télé pouvait être visuellement une œuvre d’art. Le générique, ce chic parisien, le strass, les costumes, la lumière… Ardisson m’a, sans le savoir, initié à la puissance des images et du scandale créatif. Et j’ai été happé, captivé. Notamment par ce générique que je trépignais de voir tous les samedis soirs, où y’avait un cul qui traînait ici ou là (j’étais pré-ado, je rappelle) et des gens habillés comme Madonna lors des MTV Awards en 1990, en courtisans chic & sexe, qui tiraient la langue dans un langage que seuls les adultes comprenaient en réalité. Et Thierry, qui descendait les marches au bras de sublimes danseuses de cabaret. Le ton était donné. C’était sulfureux. Je le savais. Sans pour autant connaître le mot « sulfureux ».
C’était sulfureux. Je le savais. Sans pour autant connaître le mot « sulfureux ».
Pour le gamin que j’étais, cette émission, c’était l’idée provinciale que je me faisais de Paris, le vrai, celui qui frémit de promesses, d’audace, de modernité. J’étais suspendu à ce spectacle, hypnotisé par l’homme en noir sans pleinement saisir la subtilité de son humour ou la portée de ses sous-entendus. Cette émission redonnait des couleurs à mon quotidien d’enfant solitaire qui rêvait d’autre chose que de vivre à Albi.
J’étais devant ma télé quand Dorothée a vidé un seau à champagne sur la tête de Baffie : moi qui suivais le Club Do, je la voyais, elle, la nounou de millions d’enfants dont moi, dans cette émission folle, traitée en adulte… et qui parlait à des adultes ! Pour le jeune ado que j’étais, c’était dingue. Le phénomène Ardisson, pour moi, a donc officiellement commencé ces samedis soirs de 1992.
Thierry Ardisson : le créatif H24, maître des émissions cultes
Derrière « l’homme en noir », son célèbre gimmick vestimentaire qu’il ne lâchera pas jusqu’à son dernier souffle, se cachait un créatif génial. À la télé, il a secoué la publicité avec des slogans percutants (« Lapeyre, y’en a pas deux », « Quand c’est trop, c’est Tropico »), qui résonnent encore, réalisés pour la plupart dans l’agence qu’il avait créée, Business, inventeur du format court de 8 s (alors que les pubs de l’époque étaient longues de 30 s, voire 15 s). C’est cette école de la pub qui a inculqué chez lui l’art d’être « percutant en un rien de temps ».
Ardisson a inventé un art du format court efficace bien avant l’internet, anticipant la publicité digitale. Il ne s’est pas contenté de créer des émissions : il a imposé un rythme, une esthétique, une scandaleuse liberté à toute la télévision française.
Les soirées « Tout le monde en parle », son émission culte qui a débuté en 1998 sur France 2, rythmaient mon entrée dans la vie active, à Paris, quand j’y suis arrivé en novembre 2000. J’y ai retrouvé chaque semaine cette impulsion créative — ce refus du tiède et du convenu. Quasiment tous les samedis soirs, et malgré ma vingtaine parisienne, je rentrais vite pour ne pas rater l’émission, qui me faisait veiller tard : parfois jusqu’à 2 heures du matin ! Ne riez pas : j’avais bien une vie sociale, oui. Mais cette émission était dingue. Il n’y avait pas de replay, les magnétoscopes disparaissaient, pas de réseaux sociaux… Que de la presse papier « qui se lançait sur le ouaibe ». En gros, si tu ratais l’émission, tu passais complètement à côté des discussions à la machine à café le lundi matin. Véridique !
C’était une sorte de late show, mais à la française. Parfois subversif, parfois grotesque, avec, autour de la table, le secret d’Ardisson : un homme politique, un prêtre et une pute. C’est vulgaire de dire ça oui, mais ça image bien le melting pot des invités : Ardisson avait compris qu’il ne fallait pas faire dans l’intelligentsia à tout prix, mais à petite dose, pour que le commun des mortels, et non uniquement les intellos, s’intéressent à son émission. Et ça aussi, c’était tout simplement du marketing publicitaire pur et dur.
Si tu ratais l’émission, tu passais complètement à côté des discussions à la machine à café le lundi matin. Véridique !
Ce qui me fascinait aussi avec Ardisson, c’était sa capacité à bousculer ses invités, à les dévoiler sans qu’ils s’en rendent compte, tout en pratiquant une forme d’humour et d’ironie calculés. Cette technique d’interview a réinventé la télévision française, au point qu’aujourd’hui la nouvelle génération peut le juger ancien, « has been », sans mesurer la révolution qu’il a provoquée en son temps. Car c’est tellement simple de juger la télévision passée avec de jeunes yeux, sans prendre en compte le contexte…
Ma rencontre… ou presque avec lui
Je ne l’ai jamais rencontré en vrai malgré mon passé pro dans les médias, et ça restera un regret. Mais j’ai un souvenir de lui que je chérirai plus que tout. Je n’oublierai jamais cette expérience en public, avec ma mère, sur « Tout le monde en parle ». Car oui, j’y suis allé ! En 2003, je lui avais fait la surprise : on allait assister au tournage de « Tout le monde en parle » : sept heures d’enregistrement effréné, et on est sortis de là épuisés, mais ravis. Même si, ce jour-là, en invité, il y avait Jean-Guy Talamoni, que la sécurité était à son max, et que je n’avais pas pu pisser durant 7 heures ! Je crois qu’on me voit dans certains plans en fond, et à la fin, en train de danser dans le public. C’était dingue. Un véritable instant suspendu qui m’a donné la certitude que la créativité pouvait conquérir toute une vie.
Émissions & renaissances : Ardisson et l’expérience Entrevue
Ce paragraphe, je le dois entièrement à Ardisson. Car figurez-vous… que, durant une année, j’ai travaillé pour l’une de ses créations, sans jamais le croiser. En effet, en 2007, j’ai rejoint le magazine « Entrevue », qui a été pour moi une aventure fondatrice (et un peu compliquée aussi). J’y ai géré l’édito web, alors que le papier commençait seulement à s’ouvrir au digital. Malgré la résistance de certains « anciens » qui m’ont souvent mis des bâtons dans les roues (j’ai été accusé de foutre au chômage les « vrais journalistes », moi et mon ouaibe qui ne rapportait pas d’argent), ce fut pour moi une immersion totale dans la culture de l’audace éditoriale. Malgré tout.
Peu le savent, mais « Entrevue » a été créée par Thierry Ardisson en 1992, avec Gérard Ponson (mon patron d’alors). L’homme en noir voulait en faire la version française du mythique « Interview » d’Andy Warhol : des stars interviewées par des stars, de l’arty, et une plongée dans les secrets de la pop culture. Mais ce magazine — que Thierry quittait dans la douleur, dix ans avant mon arrivée — a aussi été le responsable de ses traversées du désert.
Car c’est en partie à cause d’Entrevue qu’il a dû se réinventer (son magazine dénonçait parfois des manipulations de la part des médias), avant son magistral retour télévisuel sur une toute petite chaîne du câble captée à l’époque uniquement des Parisiens : Paris Première, avec l’émission culte (encore une !) « Paris Dernière ». Même si Thierry avait renié depuis cette aventure éditoriale, mon expérience là-bas en 2007 m’a relié par effraction à l’histoire d’un créatif blessé, mais jamais abattu.
Je repense souvent à son livre, Confessions d’un baby-boomer, dévoré en quelques heures, à sa sortie en 2005. J’ai eu la confirmation que nos désirs adolescents étaient similaires : partir, créer, bouger les lignes. Il a été mon catalyseur silencieux. J’ai su grâce à Ardisson que l’ambition pouvait être une force, et la créativité, une arme pour survivre.
Paris Dernière : la nuit parisienne selon Ardisson
« Paris Dernière » m’a marqué comme aucun autre programme. Vraiment. Caméra subjective, plongée dans Paris la nuit, sans filtre ni compromission. C’est une émission que j’ai forcément découverte en arrivant à Paris (car pas de sous pour la capter via une offre satellitaire à Albi). À peine arrivé à la capitale en 2000, à 21 ans à peine, je me suis vu dans ce Paris nocturne, interlope, filmé raw, où tout semblait possible. C’était le show de troisième partie de soirée du vendredi et j’attendais avec impatience de voir qui serait invité, mais aussi torché à l’alcool ou à d’autres substances, pour ensuite découvrir les cinq dernières minutes toujours très cul (l’émission se terminait souvent dans un bordel, un club échangiste ou une partouze).
Je reconnaissais dans ses plans, ses errances, mes propres soirées — une initiation à la ville ainsi qu’à la liberté de création. Personne n’a depuis tenté une telle expérimentation sur le réel, aussi crue et poétique à la fois. Le format du témoignage, du documentaire à fleur de peau, la captation authentique des excès, du désir, du déclin et de la beauté, c’était l’antidote à la fadeur ambiante. L’émission déambulait dans les rues de la capitale au rythme d’un montage super bien fait (enregistré sur plusieurs soirées en réalité), nous permettant de découvrir de nouveaux artistes et de nouveaux lieux. Car à Paris, y a de nouveaux endroits à voir toutes les semaines ! Et Ardisson savait les capter, comme quelqu’un de son époque. Bien qu’il n’ait fait ça que la première année, en 1995, il produira l’émission jusqu’au bout, en laissant la présentation avec brio à Frédéric Taddeï (1997-2006), Xavier de Moulins (2006-2010), Philippe Besson (2010-2013) et enfin François Simon (2013-2016).
La bande-son, conçue par Béatrice, sa deuxième femme et mère de ses enfants, m’a fait courir plus d’une fois à la Fnac pour dénicher chaque compilation de ces covers folles de succès internationaux qui rythmaient l’émission. Avant de basculer sur iTunes et nouvel iPod 5 Go qui pesait une tonne à l’époque (oui, mais bon, tu pouvais y mettre 5000 chansons !) pour télécharger les chansons préférées et entendues dans l’émission, à 0,99€ l’unité. Remember ?
Même la difficulté de produire cette émission dans une période de creux, sur une chaîne câblée alors confidentielle, résonne en moi comme un exemple d’abnégation et de foi créative. Une claque qui signifiait : « Les grandes chaînes ne veulent plus de moi ? Ils ne savent pas ce qu’ils ratent ! ».
Il m’a tellement inspiré Ardisson avec cette émission, que j’ai, dans mes archives, une vidéo très courte, réalisée en 2005, avec deux amis de l’époque, où on parodiait cette émission alors qu’on enregistrait un podcast de pop-culture (tiens, ça ne vous rappelle rien ?), avec un générique qui ressemblait à Paris Dernière. Et non, je ne vous montrerai pas cette vidéo.
Ardisson : son testament numérique et mes défis de créatif en tant qu’auteur
Aujourd’hui encore, ses émissions nourrissent parfois ma réflexion sur la création de contenu, le social média et la publicité digitale. Quand il a créé sa chaîne YouTube, Arditube, avec l’INA, quelques années après l’annonce de son cancer en 2012, il avait déjà anticipé l’importance du digital et du testament numérique. Malin, quand on y repense…
Si j’ai choisi en tant qu’auteur d’embrasser le risque de l’auto-édition pour mes livres, de monter des projets hybrides mêlant pub digitale, écriture, consulting, c’est parce qu’Ardisson m’a enseigné la liberté et la ténacité. Son parcours chaotique, mais toujours ascensionnel, sa capacité à se relever après la chute — je l’ai pris pour exemple, notamment dans ma décision de publier mes livres sans attendre l’aval des maisons traditionnelles.
Dans mes moments de doute, en création ou lors des échecs, je repense à ses mots, à ses come-back, et je me dis encore aujourd’hui que c’est peut-être là son héritage le plus précieux. Ce refus du consensus mou, cette capacité à tout risquer sur une idée forte, me poursuit dans chaque brainstorming, chaque stratégie social média. Même ses erreurs ou ses provocations m’ont appris à persister, à assumer des prises de parole tranchées, à transformer les controverses en moteurs créatifs.
Le décès d’un créatif visionnaire : testament, émotion, et transmission
La mort de Thierry Ardisson a été orchestrée comme ses émissions : tout était prévu, des invités au dress code. Son testament médiatique, « Les dessous de l’homme en noir », dispo en replay sur TF1+, filmé par son épouse, la talentueuse journaliste Audrey Crespo-Mara, m’a bouleversé. Plusieurs moments où il pleure, notamment. Surtout ce passage où il regarde, les larmes aux yeux, étranglé par l’émotion, son générique de « Double Jeu », en déclarant : « C’est ce que j’ai fait de plus beau à la télévision ». Et putain, que j’ai pleuré à chaudes larmes à ce moment-là. Et j’ai les yeux qui mouillent à nouveau, en tapant ces lignes.
Car oui, c’est vrai, Thierry, c’était beau. Surtout cette émission qui m’a fait te découvrir, moi gosse de 13 ans à l’époque. C’était super beau, je confirme.
En décembre 2023, j’avais regardé avec un plaisir fou « 214 rue de Rivoli », la spéciale « 20 ans après » d’une autre de ses émissions cultes « 93 faubourg Saint Honoré ». Que j’aurais aimé un jour être invité à cette tablée ! En réalité, c’était un dernier repas de stars avant de partir ? Etait-ce prévu ? Et que penser aussi du « Paris Dernière spécial 30 ans » diffusé début mai 2025 ? Avec le recul, qui aurait pu penser que ces émissions étaient ses dernières ? Qu’Ardisson bouclait sa vie médiatique avec ces deux productions spéciales ? En, y repensant, c’est fou : ces deux émissions-là résonnent autrement depuis sa mort… Ardisson avait donc bel et bien tout prévu. Même de nous dire au revoir.
Jamais un décès de figure publique n’aura autant agi sur moi comme un miroir : face à son bilan, j’ai aligné le mien, avec mes réussites, mes tentatives ratées et mes espoirs de créatif, d’auteur, de passeur d’idées.
Ardisson : le phare des créatifs et des rêveurs d’émissions singulières
L’héritage de Thierry Ardisson, disparu, mais jamais oublié, reste jalon pour toute une génération de créateurs. Dans ses émissions, dans son travail de créatif, dans sa capacité à transformer chaque obstacle en tremplin, il m’a guidé sur la voie de l’audace et de la résilience.
Son décès marque la fin d’une ère, mais aussi l’impulsion de continuer à inventer, à prendre des risques, à raconter sans filtre — en publicité, dans mes livres, et dans chacun de mes nouveaux projets.
Merci Thierry : tu n’étais pas seulement l’homme des émissions cultes, mais le compagnon invisible de mon aventure créative.