« Queer », avec Daniel Craig et Drew Starkey : pourquoi le film de Luca Guadagnino a-t-il été mal compris ?
Écrit par Jérôme Patalano - Publié le 29 septembre 2025 - 🕐 7 minutes
Le film « Queer » divise. Avec une note d’à peine 2,6/5 du côté du public français sur AlloCiné (comme sur IMDb), le dernier film de Luca Guadagnino a fait face à une réception pour le moins mitigée.
Pourtant, derrière cette façade de scores peu flatteurs se cache peut-être l’une des œuvres les plus importantes du cinéaste italien depuis « Call Me by Your Name ». Explications.
Ce qui sera abordé :
L’adaptation du roman semi-autobiographique de l’auteur américain William S. Burroughs mérite-t-elle vraiment cette vindicte critique ? Et si ce désamour révélait plutôt notre incapacité collective à appréhender une œuvre queer authentique et sans concession ?

William S. Burroughs : portrait de cet écrivain pour comprendre l’œuvre source
« Queer », publié en 1985, constitue l’une des œuvres les plus personnelles de William S. Burroughs. Né en 1914 dans une famille bourgeoise du Missouri, Burroughs devient l’une des figures les plus controversées de la Beat Generation aux côtés de Jack Kerouac et Allen Ginsberg.
Son œuvre, marquée par l’expérimentation formelle et l’exploration des marges de la société américaine, trouve dans « Queer » son expression la plus intime et la plus douloureuse.
Le roman, écrit dans les années 1950, mais publié bien plus tard, relate de manière à peine transposée la propre expérience de l’auteur au Mexique, son obsession pour un jeune homme et sa quête désespérée de connexion humaine. Burroughs, homosexuel assumé à une époque où cela relevait du crime, transforme sa douleur personnelle en matière littéraire. Cette dimension autobiographique donne au film de Luca Guadagnino une résonance particulière : il ne s’agit pas seulement d’adapter un roman, mais de faire revivre l’expérience vécue d’un homme en quête de lui-même et d’amour authentique. L’œuvre de Burroughs, souvent taxée d’élitisme ou d’hermétisme, trouve ici une traduction cinématographique accessible sans perdre sa complexité originelle.
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Découvrez ce livreUne équipe créative d’exception au service de l’œuvre de Burroughs
Pour porter à l’écran l’univers de William S. Burroughs, Luca Guadagnino s’est entouré d’une équipe artistique d’exception. Le scénario est signé Justin Kuritzkes, qui n’en est pas à son coup d’essai avec le réalisateur italien. Mari de la talentueuse Céline Song (« Past Lives », « The Materialists »), Justin Kuritzkes avait déjà collaboré avec Luca Guadagnino sur « Challengers » en 2024, prouvant sa capacité à saisir les subtilités des relations humaines complexes. Cette complicité créative se ressent dans l’adaptation de « Queer », où chaque dialogue ciselé révèle les non-dits et les tensions souterraines entre les personnages.
La direction artistique, confiée à Stefano Baisi, transforme le Mexico des années 1950 en un terrain de jeu visuel. Les décors, que certains critiques ont jugés « étranges et faux », participent en réalité d’une esthétique délibérément théâtrale qui sert le propos du film. Comme dans un rêve éveillé, les espaces oscillent entre réalisme documentaire et fantasme érotique, reflétant l’état mental troublé du protagoniste Lee. Cette approche visuelle audacieuse, soutenue par la photographie de Sayombhu Mukdeeprom, crée une atmosphère unique où chaque plan respire la sensualité et le désir inassouvi.

Le partenariat Loewe : quand la haute couture rencontre le cinéma
L’un des atouts visuels majeurs de Queer réside dans son partenariat avec la maison de mode espagnole Loewe. La collaboration avec le directeur créatif Jonathan Anderson (passé chez Dior Hommes en mars 2025) a donné naissance à des costumes qui transcendent leur simple fonction narrative pour devenir des éléments dramaturgiques à part entière. Les vêtements de Lee, élégamment désuets, et ceux d’Allerton, d’une modernité troublante, créent un dialogue visuel permanent entre passé et présent, entre conformisme et transgression. Cette alliance entre haute couture et cinéma d’auteur illustre parfaitement la volonté de Guadagnino de faire de chaque image un objet de désir esthétique.

Daniel Craig : l’incarnation parfaite de la vulnérabilité masculine
Comme le souligne The Hollywood Reporter : « Il est difficile d’imaginer un réalisateur plus idéal que Luca Guadagnino pour explorer la queerness, la sensualité et le terrain mouvant de l’intoxication romantique, et il a trouvé le compagnon de voyage parfait en Daniel Craig ». L’acteur britannique, mondialement connu pour son interprétation de James Bond, offre ici une performance d’une vulnérabilité saisissante. Loin de l’agent secret imperturbable, Craig incarne Lee avec une fragilité palpable, révélant toute la complexité d’un homme confronté à ses désirs les plus profonds.
La critique de Variety salue d’ailleurs cette transformation : « Craig, poursuivant l’objet de désir incarné par Drew Starkey, insuffle à Burroughs une vulnérabilité gagnante ».
Cette performance, loin des codes traditionnels de la masculinité hollywoodienne, dérange peut-être par son authenticité. Craig ne cherche pas à séduire ou à rassurer ; il expose, avec une honnêteté brutale, les affres d’une passion destructrice. Son Lee est pathétique sans être ridicule, désespéré sans être larmoyant, obsessionnel sans être caricatural.
Drew Starkey : la révélation de Outer Banks « sublimée » par Luca Guadagnino, ou l’art de savoir filmer la beauté masculine
Drew Starkey, révélé au grand public par la série Netflix « Outer Banks », trouve ici le rôle de sa carrière. Décrit par Hollywood Reporter comme « le joli cœur [heartthrob] d’Outer Banks », l’acteur transcende son statut de séducteur télévisuel pour offrir une prestation d’une subtilité remarquable. Son Eugene Allerton, étudiant américain expatrié au Mexique, incarne à la perfection le « twink preppy » (qu’on pourrait traduire par : « jeune homme très propre sur lui ») fantasmé par Lee.

La première apparition de Starkey dans le film constitue un moment de cinéma pur.
Luca Guadagnino, maître dans l’art de filmer les corps masculins, capture avec une précision chirurgicale l’impact visuel de ce jeune homme sur son environnement et sur le spectateur. Personnellement, sa toute première apparition sur grand écran m’a laissé sans voix, tellement il était beau.
Les « slutty glasses » d’Allerton (littéralement : « lunettes de salope » — qui n’est pas une insulte, loin de là), bien plus qu’un simple accessoire de mode, deviennent ici un outil de séduction redoutable, filtrant et intensifiant le regard de celui qui les porte. Cette esthétisation de la beauté masculine, signature du cinéaste italien, trouve ici l’un de ses accomplissements les plus aboutis. Starkey, acteur hétérosexuel, parvient à incarner avec justesse et sans caricature la complexité d’un jeune homme conscient de son pouvoir de séduction, mais aussi de sa propre vulnérabilité face aux sentiments qu’il inspire.
L’obsession et le rejet : une danse mortelle
« Queer » prend son envol lorsque Lee et Allerton brisent enfin la tension sexuelle et font l’amour, dans une scène très discutée, crue et réaliste. Cette séquence, loin d’être gratuite, cristallise toute la dynamique relationnelle du film. La différence d’âge entre les deux protagonistes (Craig a 56 ans, Starkey 30) ne constitue pas un simple détail narratif, mais le cœur même du drame.

Car Lee, écrivain vieillissant en proie à l’alcoolisme et à la solitude, projette sur le jeune Allerton ses fantasmes de renaissance et de rédemption. Cette obsession, dévorante et pathétique, se heurte à l’indifférence polie d’un jeune homme qui, sans être cruel, ne peut offrir l’amour absolu que réclame son aîné.
Luca Guadagnino filme cette asymétrie sentimentale avec une acuité psychologique remarquable, révélant les mécanismes de la passion destructrice. Chaque regard échangé, chaque geste esquissé devient lourd de sens et de non-dits. La mise en scène, d’une sensualité assumée, n’érotise jamais le malaise, mais l’expose dans toute sa crudité. Cette approche dérange peut-être certains spectateurs habitués à des représentations plus consensuelles de l’amour gay au cinéma, mais elle constitue l’une des forces majeures du film.

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Découvrez ce livreUn film qui divise la communauté LGBTQIA+ : donc, mission accomplie ?
L’accueil contrasté de « Queer » au sein de la communauté LGBTQIA+ révèle la complexité de l’œuvre de Guadagnino. Certains y voient une représentation authentique et nécessaire des relations queers, d’autres dénoncent une vision pessimiste et potentiellement stigmatisante. Cette division n’est peut-être pas fortuite. En adaptant Burroughs, Luca Guadagnino refuse la facilité du « feel-good movie » gay pour proposer une réflexion plus profonde sur la solitude, le désir et la différence.
Le film interroge nos représentations du bonheur queer et refuse de livrer des réponses toutes faites. Cette ambiguïté assumée, cette capacité à susciter le débat et la controverse, n’est-elle pas la marque des grandes œuvres cinématographiques ? En divisant, « Queer » accomplit peut-être sa mission la plus noble : celle de nous forcer à réfléchir sur nos propres préjugés et nos attentes face au cinéma LGBTQIA+.
Au-delà des polémiques et des notes décevantes, « Queer » s’impose donc comme une œuvre nécessaire dans le paysage cinématographique contemporain. Luca Guadagnino, fidèle à sa réputation, livre un film d’une beauté visuelle saisissante au service d’un propos complexe et dérangeant. Mais n’est-ce pas là le propre du grand cinéma ?

Jérôme Patalano est un auteur édité et auto-édité de romans d’imaginaire, feel-good et thrillers, avec des personnages queers, et consultant free-lance en communication digitale.
Enfant des années 80 et ado des années 90, la pop-culture a toujours guidé sa vie, jusqu’à la création de plusieurs médias comme Poptimist, mag de pop-culture queer (et pas que).
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