L’esthétique du masculin dans « L’Étranger » : la lecture queer inattendue de François Ozon
Écrit par Jérôme Patalano - Publié le 4 novembre 2025 - 🕐 5 minutes
Le dernier film de François Ozon met en évidence la puissance visuelle et sensuelle de L’Étranger.
À travers le corps de Benjamin Voisin et une mise en scène assumée, il dévoile aussi un regard queer implicite sur le roman de Camus.
Ce qui sera abordé :

François Ozon qui adapte Albert Camus ? Un choc visuel et culturel
« L’Étranger » est adapté du célèbre roman éponyme d’Albert Camus. L’histoire se situe en Algérie coloniale, fin des années 1930, lorsque Meursault, jeune employé français, enterre sa mère sans émotion avant de tuer un « Arabe » sur une plage, dans un geste presque mécanique.
Le roman, très présent dans les programmes scolaires français (son ouverture « Aujourd’hui, maman est morte » est gravée dans les mémoires) est ici transposé par François Ozon dans une esthétique radicale. Le réalisateur choisit le noir et blanc et une durée d’environ deux heures afin de restituer l’indifférence existentialiste du texte tout en l’inscrivant dans un contexte colonial.
La question : comment parler d’absurde et de désir dans un cadre où le corps masculin devient paysage sans que le colonialisme ne soit gommé ?
Ozon a brillamment relevé le défi en recentrant le regard visuel et en intensifiant la dimension sensuelle du récit.
Nouveau
5,49€

Découvrez ce livre
Nouveauté
Le naufragé du temps & les chroniques d’Albany
Imaginez : c'est comme si « Stranger Things » avait été croisé avec « Les nouvelles aventures de Sabrina ». Le tout, dans les années 90.
Découvrez ce livreL’histoire du livre, du contexte scolaire et de la réception initiale
« L’Étranger », publié par Gallimard en mai 1942 dans une France occupée, a marqué les esprits à l’époque. Le contexte : Algérie Française, fin des années 1930, société coloniale, inégalité invisible, mais puissante. Albert Camus écrit sobrement, adoptant un style dépouillé pour évoquer l’absurde, la mort, la justice. Le roman devient très vite un classique du programme scolaire en France.
Sur le plan critique, l’œuvre a suscité dès sa publication un mélange de fascination et de malaise quant à son ton froid et à l’implicite colonial. Quand François Ozon se saisit du texte, il fait le pari délicat de « ne pas trahir », mais de « simplement actualiser » selon ses propres mots. Il réintroduit ainsi le contexte colonial de façon plus visible, ouvre un regard sur la violence latente, et évite la posture moralisatrice.
Le film réussit à respecter l’essence de Camus tout en ouvrant une lecture contemporaine, ce qui, pour un projet qualifié par Ozon lui-même de « pari casse-gueule », est une réussite.

Benjamin Voisin, en Meursault magnétique, sensuel et animal
C’est la performance de Benjamin Voisin dans le rôle de Meursault, qui impose « L’Étranger » comme un film à part. Son jeu est magnétique, sensuel, animal : il incarne un personnage dénoué de sentiments, blasé de la vie, qui ne rêve de rien, car il ne voit rien à espérer.
Télérama note même que : « Ni désespéré ni heureux, observateur et attentiste, Meursault n’espère rien de la vie, qu’il est le premier à trouver vide de sens. Il la dévore malgré tout — il ne mange pas, il bâfre. Il n’est souvent qu’un corps, suant, fort ou malléable dans l’amitié virile (teintée d’homosexualité latente) avec son voisin, Raymond (Pierre Lottin). »
Cette lecture se retrouve à l’écran : François Ozon filme le (joli) corps de Benjamin comme un paysage, avec son dos large, ses fesses exposées, et son regard fixe.

Le personnage fascine également par son impassibilité autant que par la tension qu’il dégage, devenant à la fois sujet ET objet du regard. Dans la relation virile que Meursault entretient avec Raymond, l’homoérotisme latent affleure sans être affirmé, et la caméra joue avec ce trouble.
Benjamin Voisin semble au seuil d’une percée majeure du cinéma français, servant ici un rôle exigeant et visuellement marquant, après son rôle remarqué dans l’excellente série d’Apple « Carême ».
Esthétique, image et colonisation : filmer sans basculer dans le piège
L’esthétique de « L’Étranger » est un des piliers de son identité : le noir et blanc choisi par François Ozon ne relève pas du clin d’œil rétro, mais bien d’un choix radical pour supprimer la distraction de la couleur et faire du corps, du soleil, du sable et de l’ombre un seul champ visuel.
Le chef opérateur Manu Dacosse restitue la lumière algérienne, écrasante et presque abstraite, avec une précision qui force le silence. Les plans sont longs, les gestes rares, la musique minimale. Cette esthétique puissante participe d’une mise en scène de l’absurde, mais aussi d’une tension sur le corps masculin et son exposition.
Quant à l’enjeu colonial, François Ozon ne l’élude pas : tout en évitant la démonstration trop didactique, il réintroduit les personnages algériens, renouvelle le regard sur l’Arabe tué. L’acte n’est ainsi plus abstrait, mais situé. Le film évite de tomber dans le piège d’une posture moralisatrice ou d’une esthétisation déconnectée du contexte.
Il réussit ainsi à articuler beauté plastique, réflexion historique et désir masculin. Une sacrée prouesse, en somme.

Pour Poptimist, ce « L’Étranger » de François Ozon est bien plus qu’une belle adaptation : c’est un film qui interroge l’indifférence, le corps, le désir et l’héritage colonial sans y perdre la puissance littéraire du texte de Camus.
Benjamin Voisin hypnotise, le regard flotte entre fascination et distance, et l’image impose une présence visuelle rare. François Ozon a trouvé la ligne ténue entre respect et audace, et l’œuvre se place immédiatement parmi les faits majeurs de la culture queer et pop-ciné de cette année.

Jérôme Patalano est un auteur édité et auto-édité de romans d’imaginaire, feel-good et thrillers, avec des personnages queers, et consultant free-lance en communication digitale.
Enfant des années 80 et ado des années 90, la pop-culture a toujours guidé sa vie, jusqu’à la création de plusieurs médias comme Poptimist, mag de pop-culture queer (et pas que).




Les commentaires sont validés en amont par l'éditeur. Tout commentaire enfreignant les règles communes de respect en société ne sera pas publié.