Comment le film « Beignets de tomates vertes » est devenu instantanément un classique queer en 1991 (et bien après) malgré la censure d’Hollywood
Écrit par Jérôme Patalano - Publié le 23 décembre 2025 - 🕐 4 minutes
Sorti chez nous en France le 23 septembre 1992, « Beignets de tomates vertes » continue de faire pleurer des générations de spectateurs, queers ou non.
Pourtant, derrière cette histoire « d’amitié » entre deux femmes de l’Alabama des années 1930 se cache une véritable romance lesbienne que Hollywood a préféré camoufler.
Ce qui sera abordé :
Adapté du roman « Fried Green Tomatoes at the Whistle Stop Cafe » publié en 1987 par Fannie Flagg, autrice lesbienne de l’Alabama, le film raconte l’histoire d’Evelyn Couch (Kathy Bates), femme au foyer dépressive qui rencontre Ninny Threadgoode (Jessica Tandy) dans une maison de retraite.
Cette dernière lui narre les aventures d’Idgie Threadgoode (Mary Stuart Masterson), garçon manqué au grand cœur, et de Ruth Jamison (Mary-Louise Parker), douce jeune femme battue par son mari. Ensemble, elles ouvrent le Whistle Stop Café et forment une famille avec le fils de Ruth. Réalisé par Jon Avnet et produit avec un budget de 11 millions de dollars, le film rapporte près de 120 millions au box-office mondial et reçoit deux nominations aux Oscars.

Quand Hollywood efface l’évidence lesbienne
Dans le roman de Flagg, la relation amoureuse entre Idgie et Ruth ne fait aucun doute. Selon le site Queer Cinema Archive, l’autrice décrit explicitement leurs sentiments. La scène emblématique du charmeur d’abeilles, où Idgie brave un essaim pour offrir du miel à Ruth, révèle dans le livre qu’Idgie était « aussi heureuse que quiconque amoureux en été peut l’être ».
Ruth, de son côté, réalise qu’elle aime Idgie « de tout son cœur ». Pourtant, le réalisateur Jon Avnet a choisi d’édulcorer cette dimension. Comme l’analyse le magazine Xtra en 2021, Mary-Louise Parker a déclaré en 2008 qu’elle avait « vraiment essayé de pousser » pour rendre la relation lesbienne plus explicite, mais que ni le réalisateur ni le producteur n’ont voulu « aller dans cette direction ».

Un pari audacieux pour l’époque
En 1991, représenter une histoire d’amour lesbienne dans un film grand public constituait un risque commercial et artistique majeur. Selon BuzzFeed News, les lesbiennes étaient particulièrement invisibles à l’écran, et les rares représentations véhiculaient soit de la haine de soi, soit étaient réduites à du sous-texte.
Mary Stuart Masterson a confié en 2016 au Festival de Sundance que des scènes rendant la relation « plus évidente » avaient été coupées, notamment « une dispute de type relationnel amoureux, de jalousie » et « des choses plus sensuelles ». Le site Electric Literature rappelle qu’Avnet a même qualifié la scène de bataille de nourriture entre Idgie et Ruth de « love scene » dans le commentaire audio du DVD, preuve que l’intention queer était bien présente malgré l’autocensure.

Pourquoi ce film résonne autant auprès de la communauté queer
Malgré cette stratégie d’ambiguïté, « Beignets de tomates vertes » est devenu un classique incontournable de la culture lesbienne. Le film a d’ailleurs reçu le GLAAD Media Award en 1992. Comme l’explique le site Swampflix, la chimie palpable entre Masterson et Parker, leurs regards prolongés et la tendresse sensuelle de la scène des abeilles ont suffi à faire passer le message.
Le site Autostraddle souligne que pour les spectatrices queers, reconnaître cette histoire d’amour relevait de l’évidence. Le film offrait quelque chose de rare : deux femmes vivant ensemble, élevant un enfant, tenant un commerce, défiant le racisme ambiant et s’aimant profondément dans le Sud ségrégationniste. Une représentation qui, bien qu’imparfaite, permettait enfin aux lesbiennes de se voir à l’écran.
Un film universel qui transcende son époque
Au-delà de sa dimension queer, « Beignets de tomates vertes » explore des thèmes universels : l’émancipation féminine, la solidarité face à la violence conjugale, le racisme, la résilience. Le casting exceptionnel porté par quatre actrices magistrales (Bates, Tandy, Masterson, Parker) et la photographie nostalgique créent une atmosphère chaleureuse inoubliable. Comme l’écrit le site Culturellement Vôtre en 2024, on ressort du film « avec l’impression de connaître intimement ces femmes ». La structure narrative alternant entre les années 1930 et 1980 permet aussi d’explorer la transformation d’Evelyn, incarnant toutes les femmes cherchant leur propre émancipation.

Plus de trois décennies après sa sortie, « Beignets de tomates vertes » demeure un témoignage poignant d’une époque où les histoires queers devaient se dissimuler derrière l’euphémisme de « l’amitié profonde ». Mais c’est justement cette tension entre ce qui est montré et ce qui est tu qui rend le film si bouleversant. Chaque regard entre Idgie et Ruth, chaque geste de tendresse porte le poids d’un amour qui n’ose dire son nom. Et c’est précisément pour cela que tant de spectateurs, moi y compris, pleurent à chaque visionnage. Parce qu’on reconnaît dans ce non-dit toutes les histoires d’amour queer qui ont dû se cacher, s’adapter, survivre. « Beignets de tomates vertes » n’est pas qu’un film : c’est une archive émotionnelle d’un temps où aimer était déjà un acte de résistance.

Jérôme Patalano est un auteur édité et auto-édité de romans d’imaginaire, feel-good et thrillers, avec des personnages queers, et consultant free-lance en communication digitale.
Enfant des années 80 et ado des années 90, la pop-culture a toujours guidé sa vie, jusqu’à la création de plusieurs médias comme Poptimist, mag de pop-culture queer (et pas que).





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